e travail dans les mines de charbon, la culture de la canne à sucre, le tressage du bambou : autant d'activités qui furent autrefois synonymes de prospérité. Dans quelques années, elles pourraient bien ne plus exister qu'en images, dans la collection de photographies de Hsieh Tsung-shun, Les industries en déclin de Taïwan.
Le héros masculin, interprété par Clint Eastwood, du film Sur la route de Madison, est un photographe passionné qui part pour de longs et solitaires voyages à la recherche de l'inspiration. Ce personnage de fiction émeut Hsieh Tsung-shun jusqu'aux larmes. Lui aussi est souvent sur la route avec, pour seul compagnon, son appareil-photo. Mais, contrairement à son homologue hollywoodien, qui semble suivre un rythme beaucoup plus tranquille, il court perpétuellement vers une quelconque destination, trop occupé pour avoir le temps de vivre une étrange histoire d'amour. Agé de 36 ans, M. Hsieh est un homme toujours pressé, sur lequel le temps qui file exerce une implacable pression. Pour ne rien arranger, il a choisi de centrer sa carrière sur les activités en voie de disparition à Taïwan, industries en déclin qui existent encore aujourd'hui mais qui pourraient bien avoir disparu demain.
M. Hsieh a récemment organisé une exposition de photographies illustrant son thème favori, accompagnées de nombreux extraits d'entretiens réalisés lors de ses repérages, traduits en anglais et en japonais. La plupart des photographies de son exposition, Les industries en déclin de Taïwan, publiées également sous forme de livre, ont été réalisées dans des conditions difficiles.
«Certains métiers sont saisonniers , déclare M. Hsieh. Si je rate l'occasion cette saison, je devrai attendre jusqu'à l'an prochain, à condition qu'ils existent encore. Les gens qui travaillent dans ces secteurs en voie de disparition sont souvent très âgés. Ils ont exercé la même activité toute leur vie, témoins de son passage de l'âge d'or au déclin. Ils restent fidèles à ce métier que leurs parents et leurs grands-parents leur ont transmis, quel qu'il soit et même s'il ne rapporte plus. Aujourd'hui, leurs enfants s'en vont dans les villes, si bien qu'ils ne trouvent personne pour prendre leur suite. Si je veux saisir la qualité de la lumière naturelle et les expressions fugaces qui animent le visage de ces gens de la campagne au travail, il faut que je déclenche mon appareil-photo le plus vite possible ».
M. Hsieh ne manque pas d'exemples concrets pour illustrer ses propos. En juin 1995, il a appris que le train du puits salant de Budai, dans le district de Chiayi, allait cesser ses activités. Les puits salants ont été développés pendant l'occupation japonaise, entre 1895 et 1945, avant d'être pris en main par des intérêts publics. Pendant des années, de petits trains furent utilisés pour transporter le sel, mais en 1995, les camions effectuaient l'essentiel du commerce. « Alors, je me suis précipité à Budai , se souvient M. Hsieh. En fait, j'y suis allé plusieurs fois. Peu de temps après la fin de mon projet, la voie ferrée a été fermée et les rails arrachés. La ligne datait de l'occupation japonaise et elle appartient maintenant à l'histoire. Mes photographies en sont la dernière trace, son testament si vous voulez ».
Mais «cette recherche du temps perdu» exige énormément. M. Hsieh se plaint de ce que, récemment encore, ses yeux étaient continuellement rouges et gonflés. « J'arrivais à destination à, disons, trois ou quatre heures du matin, et je faisais un somme pendant une heure ou deux. Mais parfois, j'arrivais à cinq ou six heures et je devais commencer à travailler immédiatement ». Pourquoi, alors, ne pas partir à une heure plus décente ? Impossible pour M. Hsieh, car dans le même temps, il devait s'occuper du commerce familial de ferraille et de quincaillerie et donc réserver ses activités de photographe à ses moments perdus. «Je suis incapable de calculer combien de temps j'ai passé sur l'autoroute », sourit-il.
M. Hsieh explique qu'il doit se rendre plusieurs fois dans un lieu avant de pouvoir capturer les scènes vitales qu'il recherche. «Tout d'abord, je vais dans les épiceries et les temples où les gens de la campagne se retrouvent pour bavarder, explique-t-il, parce qu'ils sont les derniers représentants de la simplicité dans la Taïwan moderne, innocents et sans a priori. Ils m'acceptent en ami dès que je me joins à leur conversation. Ils me fournissent des pistes et me font connaître des personnes qui travaillent dans les secteurs en déclin».
«Quand j'essaye de connaître les gens que je veux photographier, je leur rends visite plusieurs fois, toujours avec un cadeau. Parfois, ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'ils apprennent que je suis photographe. Alors, je leur raconte tout et je ne les photographie que lorsqu'ils sont tout à fait prêts. Par la suite, nous devenons de si bons amis que ce sont souvent eux qui m'offrent quelque chose ». M. Hsieh possède une pièce remplie de ces cadeaux. Bon nombre d'entre eux, dont des sabots, des lanternes et des sculptures, ont été faits à la main.
Il arrive aussi parfois mais cela reste rare que les choses se passent moins bien. « Certains ne veulent pas révéler les secrets de leur métier , déclare M. Hsieh. D'autres sont mécontents parce qu'ils travaillent dur sans gagner suffisamment». Mais sa sincérité et sa persévérance viennent souvent à bout des réticences.
Quand on lui demande pourquoi il a choisi de se consacrer à un thème où abondent les difficultés, M. Hsieh sourit. «C'est sans doute parce que je suis romantique, nostalgique et un peu idéaliste , dit-il. J'ai grandi à la campagne, dans les environs de Taoyuan et de Chiayi. Je veux capturer les scènes qui vont disparaître, qui forment une partie si importante de mes souvenirs d'enfance. Pour moi, chaque personne, chaque parcelle de terre, a une histoire à raconter. Toutes les photos que je prends sont centrées sur des personnages et j'utilise toujours des pellicules en noir et blanc. Je ne veux pas faire étalage de ma technique. Je veux montrer fidèlement ce que ces gens font et comment ils vivent ».
Mais il y a d'autres considérations. « Taïwan est si petite et il y a tant de photographes ! déclare M. Hsieh. Les sujets sont facilement épuisés. Beaucoup de gens ont étudié la photographie à l'université ou dans un collège technique. Moi, je n'ai qu'un diplôme d'école professionnelle et je suis autodidacte en la matière. Quand j'ai découvert que toutes les photographies portant sur les industries en déclin avaient été prises avant les années 60, j'ai su que j'avais trouvé mon créneau, le domaine dans lequel je pourrais me distinguer».
Ainsi en fut-il. Ces années passées à sillonner les routes de Taïwan ont finalement payé. En mai 1997, M. Hsieh a organisé sa première exposition à la Galerie de Photos de Taïpei. Cet artiste inconnu a immédiatement fait sensation. Vingt-cinq de ses oeuvres ont été vendues en deux semaines, un record pour la galerie. M. Hsieh connaissait enfin le succès, vingt ans après avoir acheté son premier appareil-photo.
Comment Hsieh Tsung-shun en est-il arrivé là ? Durant son adolescence turbulente, les choses ne semblaient pas très prometteuses. Son père avait laissé son travail d'ouvrier du bâtiment pour s'installer à Sanchung, un bourg en face de Taïpei, de l'autre côté de la rivière Tamsui. « Il s'est lancé dans le commerce de la ferraille et a ouvert une quincaillerie , se souvient M. Hsieh. La situation financière de la famille a commencé à s'améliorer. Il m'a acheté une voiture, avec laquelle j'allais à l'école. C'était inhabituel à l'époque. Les jolies filles de l'école aimaient que je leur serve de chauffeur. Mon père plaçait de grands espoirs en moi parce que j'étais l'aîné d'une famille de six enfants ».
Mais M. Hsieh est bientôt devenu la brebis galeuse de la famille. Il découvre ses bras pour laisser apparaître plusieurs cicatrices. «Ce sont les séquelles de batailles entre gangs , dit-il. Sanchung était un lieu beaucoup plus hétérogène que la ville très simple où j'avais passé mon enfance. Presque tous ses habitants venaient d'ailleurs. Je me suis fait des amis peu recommandables au contact desquels, d'innocent enfant de la campagne que j'étais, je suis devenu un gangster endurci. Mon père a dû payer une caution pour me faire sortir du commissariat de police à plusieurs reprises ».
C'est alors que s'est produit l'événement qui allait changer sa destinée. M. Hsieh regardait une émission télévisée intitulée «Vive l'entremetteuse», dans laquelle l'on faisait se rencontrer des hommes et des femmes célibataires. L'un des participants, qui avait fait de la photographie son passe-temps, montra quelques-unes de ses oeuvres à sa partenaire. « Les images étaient splendides et la femme était enthousiasmée, se rappelle M. Hsieh. Je me suis dit que je pouvais en faire autant. Alors, avec l'argent que m'avait donné mon père, je suis allé m'acheter un appareil-photo ».
Cependant, ce n'est qu'après avoir eu un grave accident de voiture que M. Hsieh a pris la photographie suffisamment au sérieux pour en faire une carrière. Il venait de terminer son service militaire. A cette époque, ne parvenant pas à trouver d'emploi correct, il vivait chez ses parents pour les aider dans leur commerce. Un jour, alors qu'il se rendait à Ilan pour aller chercher un employé du magasin, sa voiture est entrée en collision avec un autre véhicule. M. Hsieh sort les photographies qui ont été prises sur le lieu de l'accident. Sa voiture est une épave, avec l'avant complètement aplati. « J'ai été grièvement blessé mais j'ai survécu , dit-il. Mon chat était assis sur le siège, à côté de moi. Il s'en est sorti aussi. Je l'ai extrait moi-même du véhicule ».
Cette expérience traumatisante fut la seconde inspiration de M. Hsieh. « A la suite de cet événement, j'ai tourné une nouvelle page. J'ai trouvé foi et force dans le bouddhisme , déclare-t-il. J'ai décidé de réaliser quelque chose, ou, tout au moins, de me consacrer à quelque chose. Et j'ai choisi la photographie».
La sagesse n'a pas été l'unique élément positif de ce coup du sort. M. Hsieh a également rencontré sa femme après son accident de voiture. « A cette époque, elle était l'assistante d'un député , explique-t-il. Elle est venue m'aider à résoudre des questions d'ordre juridique liées à l'accident . [Les députés de Taïwan apportent souvent une assistance légale considérée comme l'une de leurs principales missions à leurs administrés impliqués dans des contentieux]. Elle s'est occupée de moi et nous sommes tombés amoureux. Je pense que c'était prédestiné, aussi bien la rencontre avec ma femme que ma vocation de photographe».
Hieh Tsung-shun résume ainsi sa vie : « Je vis dans trois mondes : celui de la photographie, celui du bouddhisme et celui des mots. Le premier a changé ma vie, le second m'a donné la foi et le troisième a imprégné l'ensemble de ma façon de penser ». Si cette «recherche du temps perdu» doit servir d'exemple, celui-ci est à trouver dans la façon remarquable dont ce fils prodigue est parvenu à concentrer dans son oeuvre toutes les influences qui ont marqué sa vie.